Le français
au siècle des Lumières
(1715-1789)
Le siècle des Lumières débuta en principe au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, et prit fin à l’avènement de la Révolution française en 1789. Cette période se caractérise, d'une part, par un fort mouvement de remise en question ainsi que par l'établissement d'une plus grande tolérance et, d'autre part, par l'affaiblissement de la monarchie, suivi de la fin de la suprématie française en Europe et du début de la prépondérance anglaise. Des personnalités comme Voltaire, J.-J. Rousseau, B. Franklin ont certainement marqué leur époque de même que Frédéric II de Prusse, Lavoisier, Diderot et Goethe.
1 Un rééquilibrage des forces en présence La situation politique et sociale tendit à se modifier en France et ailleurs en Europe en ce début du XVIIIe siècle. Sur le plan intérieur, la situation financière était devenue catastrophique sous les règnes du régent Philippe d'Orléans, de Louis XV et de Louis XVI; ces rois faibles, aux prises avec un régime de fêtes et d'intrigues de cour, ne purent faire face aux difficultés financières croises, qui aboutiront à l'impasse et susciteront la haine du peuple envers la monarchie.
Parallèlement, la bourgeoisie riche et aisée poursuivit son ascension irréversible, devint une force politique et s'exprima publiquement. La monarchie et la blesse n'étaient plus qu'une façade sans crédibilité. Le règne de la bourgeoisie financière, commerçante et manufacturière commença.
2 Une civilisation uvelle Au XVIIIe siècle, on assista au commencement du capitalisme, au développement du commerce, au début de l'industrialisation, à un engouement pour les sciences, à la découverte de uvelles techniques, à des inventions de toutes sortes, à l'amélioration de la médecine et à l'adoption d'une meilleure alimentation. Cette atmosphère de progrès matériels modifia profondément les valeurs de la société. Les philosophes rationalistes et les écrivains de premier plan se rendirent indépendants de la royauté et de l’ةglise; de grands seigneurs pactisèrent avec les représentants des idées uvelles et n’hésitèrent pas à les protéger contre la police associée aux forces conservatrices. Fait uveau, la lutte des idées fut dirigée surtout contre l'ةglise et la religion catholique elle-même; on combattit agressivement en faveur de la tolérance au m de la raison.
Par ailleurs, la société française s'ouvrit aux influences extérieures, particulièrement à celles venant de l'Angleterre devenue la première puissance mondiale. Le parlementarisme et le libéralisme anglais attirèrent l'attention, de même que la guerre de l'Indépendance américaine (1775-1782), ce qui permit l'acquisition d'un uveau vocabulaire.
Parallèlement, les journaux (surtout mensuels) scientifiques, techniques et politiques se développèrent, se multiplièrent rapidement et furent diffusés jusque dans les provinces, alimentant la soif de lecture chez un public de plus en plus étendu et sensibilisé au choc des idées. Le développement de la presse fut à la fois la conséquence et la cause de cette curiosité générale, ainsi que de la contestation qui se répandait graduellement dans la société. Vers le milieu du siècle, parut même une littérature de type populacier, dite
«poissarde
» (par analogie avec les marchands de poissons des Halles), destinée aux gens du peuple. Tous ces faits contribuèrent au mouvement de révolte qui explosa en 1789.
3 Le développement du français en France L’ةtat ne se préoccupait pas plus au XVIIIe siècle qu'au XVIIe de franciser le royaume. Les provinces uvellement acquises, de même que les colonies d'outre-mer (Canada, Louisiane, Antilles), ne nécessitaient pas de politique linguistique, sauf à l'égard des autochtones, et la politique d'assimilation fut vite mise au rancart. L'unité religieuse et l’absence de conflits inquiétaient davantage les dirigeants: l'administration du pays ne nécessitait pas la francisation ses citoyens.
On estime qu'à cette époque moins de trois millions de Français pouvaient parler ou comprendre le français, alors que la population atteignait les 25 millions. Néanmoins, la langue française progressait considérablement au XVIIIe siècle, comme en fait foi la répartition des francis, des semi-patois et des patois à la toute fin du siècle alors que la Révolution était commencée.
Au milieu du XVIIIe siècle, le peuple
franci ne parlait pas «la langue du roy», mais un français populaire n rmalisé, encore parsemé de provincialismes et d'expressions argotiques. Seules les
provinces de l'خle-de-France, de la Champagne, de la Beauce, du Maine, de l'Anjou, de la Touraine et du Berry étaient résolument francies. Par contre, la plupart des gens du peuple qui habitaient
la Normandie, la Lorraine, le Poitou et la Bourgogne étaient des
semi-patois; les habitants de ces provinces pratiquaient une sorte de bilinguisme: ils parlaient entre eux leur patois, mais comprenaient le français.
Dans le midi de la France, les
patois constituaient encore l'unique usage rmal dans les campagnes durant tout le XVIIIe siècle. En effet, bles et bourgeois, initiés au français durant le siècle précédent, continuaient d'employer leur patois dans leurs relations quotidiennes Pour eux, le français restait la «langue du dimanche», c'est-à-dire la langue d'apparat utilisée dans les grandes cérémonies religieuses ou civiles. La situation était identique
en Bretagne et en Flandre, dans le d-est, ainsi qu'en Alsace et en Franche-Comté, dans l'est.
ةvidemment, l'emploi des patois demeurait socialement stigmatisé. Par exemple, l'article «Patois» dans l'
Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1765), les auteurs n'y vont pas avec le dos de la cuillère:
PATOIS (Gramm.). Langage corrompu tel qu'il se parle presque dans toutes les provinces: chacune a son patois; ainsi us avons le patois bourguign, le patois rmand, le patois champeis, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale.
Le patois est alors considéré comme étant essentiellement la langue des paysans et des ouvriers. Il s'agit d'un usage dévalorisé et subalterne. Les seuls Français à parler le français relativement standardisé étaient ceux qui exerçaient le pouvoir, c'est-à-dire le roi et sa cour, puis les juristes, les officiers, les fonctionnaires et les écrivains. Mais le peuple de la région parisienne parlait encore son patois (surtout le briard, le beauceron et le percheron) ou encore un français nrmalisé, un français «poissard», «populacier», «grossier», très différent de celui de la Cour et des lettrés.
Il est vrai que le «bon» français avait progressé au cours du XVIIIe siècle, tamment dans les pays d'oïl, en raison, entre autres, de la qualité, assez exceptionnelle pour l'époque, du réseau routier en France. En effet, grâce à cet instrument de centralisation desservant même les villages, les communications étaient facilitées et favorisaient le brassage des populations et des idées. La langue bénéficia de cette facilité; les usines et les manufactures virent affluer du fond des campagnes des milliers d’ouvriers qui se francisaient dans les villes; les marchands et les négociants voyageaient facilement d'une ville à l'autre, ce qui rapprochait leur parler local du français; un système de colporteurs se développa, et ceux-ci voiturèrent périodiquement des livres et des journaux français jusque dans les campagnes les plus éloignées. Dans pratiquement toutes les villes du Nord, le français était au moins compris. Les patois du Nord étaient, en réalité, assimilés au français comme des variantes régionales. Malheureusement, us ne disposons que de fort peu de documents pour témoigner des parlers régionaux de l'époque. Nous savons que l'idéal de l'«honnête homme» était en net recul et que le «bon usage» n'était plus celui de l'aristocratie, mais celui de la bourgeoisie parisienne, qui triomphera lors de la Révolution.
4 L'obstruction de l'école L'école fut l'un des grands obstacles à la diffusion du français. L'ةtat et l'ةglise estimaient que l'instruction était n seulement inutile pour le peuple, mais même dangereuse. Voici à ce sujet l'opinion d'un intendant de Provence (1782), opinion très révélatrice de l'attitude générale qu'on partageait alors face aux écoles:
Non seulement le bas peuple n'en a pas besoin, mais j'ai toujours trouvé qu'il n’y en eût point dans les villages. Un paysan qui sait lire et écrire quitte l'agriculture sans apprendre un métier ou pour devenir un praticien, ce qui est un très grand mal!
Dans l'esprit de l'époque, il paraissait plus utile d'apprendre aux paysans comment obtenir un bon rendement de la terre ou comment manier le rabot et la lime que de les envoyer à l'école. Pour l'ةglise, le désir de conquérir des âmes à Dieu ne passait pas par le français; au contraire, le français était considéré comme une barrière à la propagation de la foi, et il fallait plutôt s'en tenir aux patois intelligibles au peuple. Sermons, instructions, confessions, exercices de toutes sortes, catéchismes et prières devaient être proncés ou appris
en patois.
De toute façon, il n'y avait pas ou fort peu de maîtres capables d'enseigner le français. La plupart des maîtres d'école étaient de «pauvres hères», des miséreux qui travaillaient moyennant une très faible rétribution et qui devaient souvent servir la messe, sonner les cloches ou faire office de sacristains, voire accomplir des tâches ménagères. S’ils connaissaient le français, cela ne voulait pas nécessairement dire qu'ils pouvaient l'écrire. De plus, les manuels en français étaient rares et consistaient plutôt en livres de piété. On n'introduisit réellement l'enseignement de la grammaire, de l'écriture et de la lecture qu'en 1738, tout en conservant un système pédagogique complètement démodé: l'enfant devait se plier à la règle traditionnelle qui exigeait d'apprendre à lire
en latin d'abord, avant de passer au français. Les années 1760 marquèrent néanmoins une progression de l'enseignement du français, tamment chez les garçons et encore à la condition de résider dans les villes. L'enseignement des filles demeurait très aléatoire, sauf chez les jeunes filles de conditions, qui pouvaient recevoir des leçons d'un précepteur. En 1780, la situation s'étant améliorée, on estime qu'à Paris 40 % des domestiques possédaient des livres en français. Il est certain que dans les campagnes il n'y avait que fort peu de livres en circulation. On estime que 90 % des hommes et 80 % des femmes pouvaient, dans les villes, signer un testament, donc en français.
Enfin, dans les collèges et universités, l'ةglise s'obstinait à utiliser son latin comme langue d'enseignement, langue qui demeurait encore au XVIIIe siècle la clé des carrières intéreses. Dans de telles conditions, on ne se surprendra pas que l'école devint même la source principale de l'igrance du français chez le peuple.
5 L'amorce des changements linguistiques Précisons quelques mots encore sur l'état de la langue standard, c'est-à-dire celle du roi. La rme linguistique commença à changer de référence sociale. On passa de «la plus saine partie de la Cour» de Vaugelas aux «honnêtes gens de la nation». L'usage des écrivains du XVIIIe siècle ne montra pas de changements par rapport au XVIIe siècle, mais la phrase (syntaxe) s'allégea encore. Peu de modifications apparurent également au plan de la pronciation, à l'exception de la restitution des consonnes finales dans des mots comme
finir,
tiroir,
il faut, etc., remises à l'honneur grâce à l'écrit.
Dans l'orthographe, c'est à partir de 1740 que l'actuel accent aigu fut systématiquement utilisé en lieu et place de la graphie
es-, par exemple dans
dépit (ancienne graphie :
despit). L'édition de 1762 du
Dictionnaire de l'Académie consacra l'instauration de l'orthographe moderne et le principe définitif de l'origine étymologique des mots. L'appauvrissement du vocabulaire, té au XVIIe siècle, ne répondait plus à l'esprit encyclopédique du siècle des Lumières. Ce fut une véritable explosion de mots uveaux, tamment de termes techniques savants, puisés abondamment dans le grec et le latin.
En 1787 et 1788 que l'abbé
Jean-François Féraud (1725-1807) publia son
Dictionaire critique de la langue française. Le souci principal de son auteur était de fournir aux étrangers et aux Français des régions éloignées de France un guide complet de l'usage de la langue française. Pour ce faire, il fait mention et critique le bon usage des mots et des pronciations. On lit dans la préface de la première édition:
Celui-ci est un vrai DICTIONAIRE CRITIQUE, où la Langue est complètement analysée. C'est un Comentaire suivi de tous les mots, qui sont susceptibles de quelque observation; un Recueuil, qui laisse peu à desirer; des Remarques, qui peûvent éclaircir les doutes et lever les dificultés, que font naître tous les jours les bizârres irrégularités de l'Usage. C'est la Critique des Auteurs et l'examen, la comparaison, critique aussi, des divers Dictionaires. Nous ôsons croire qu'il réunit les avantages de tous, et qu'il y ajoute des utilités, qui ne se troûvent dans aucun.
Dans ce dictionnaire, les doubles consonnes furent systématiquement éliminées (
dictionaire, gramaire, aplication, diférent, persone, afirmatif, atention, , doner, etc.), quitte à ajouter un accent si nécessaire (
anciène, viènent, aprènent, etc.). On te aussi un accent sur certaines voyelles allongées :
phrâse, pâsser, faûsse, aûtre, chôse, encôre, ôser, etc. Il demeure intéres aujourd'hui de lire certains commentaires portant sur la pronciation qui était en train de changer. Féraud choisit de présenter les variations phonétiques en les antant de façon particulière, comme on peut le constater dans l'article «CROIRE»:
CROIRE, v. n. et act. Faut-il pronc. crêre, ou croâ-re? Plusieurs admettent les deux pronciations; la 1re, pour la conversation: la 2de pour le discours soutenu. Un habile homme interrogé, comment il falait proncer ce mot, répondit: je crais qu'il faut proncer, je crois. L'Ab. Tallemant, dans le Recueil des Décisions de l'Acad. Franç. (1698) dit que la prôse adoucit la pronciation à plusieurs mots, comme croire, qu'elle pronce craire. La question est encôre indécise: le plus sûr est de toujours proncer croâre, je croâ, us croa-ion, etc. — On dit, dans l'Ann. Lit. "M. Retif de la Brétone écrit craire au lieu de croire, comme s'il était convenu généralement de proncer de la première manière. Cette pronciation même n'est-elle pas ridicule, comme endrait pour endroit, étrait pour étroit, fraid pour froid, etc.
CONJUG. Je crois, us croyons, ils croient (et n pas croyent, qui ferait deux syllabes, croa-ient.); je croyais, us croyions, vous croyiez, ils croyaient. Je crus, j'ai cru (et n pas crû, avec l' acc. circ.) Je croirai, croirais; que je croie. (Pron. croâ, mos. et n'écrivez pas croye, qu'on proncerait croa-ie, et qui serait dissyllabe.); que je crus, tu crusse, il crut (et n pas crût, avec l'accent.); croyant, cru.
Rem. 1°. L'Académie écrit à l'Imparfait comme au présent, us croyons, vous croyez; c'est confondre un temps avec l'aûtre. Plusieurs Auteurs le font de même: "Nous croyons la chôse finie, mais le lendemain la scène changea. Let. ةdif. Je crois qu' il faut écrire et proncer, us croyions.
2°. On écrivait aûtrefois je creus, tu creus, il creut. J'ai creu. Aujourd'hui on écrit, et l'on pronce~ je crus, etc. J'ai cru. Quelques-uns y mettent mal-à-propos un accent circ. sous prétexte de marquer la supression de l'e; mais cet accent n'est plus employé aujourd'hui, par ceux qui écrivent bien, que pour marquer les syllabes longues.
Par exemple, Féraud jugeait ridicule les pronciations de
fraid ([frèd]) pour
froid ou
étrait ([étrèt]) pour
étroit. Mais à l'article MOI on sait que
moi ne se pronçait plus qu'en
moa ([mwa]) et n plus [mwé] comme au Canada à la même époque et dans les milieux de la vieille aristocratie française.
De plus, l'infiltration étrangère se mit à déferler sur la France; la langue s'enrichit de mots italiens, espagls et allemands, mais cet apport ne saurait se comparer à la «rage» pour tout ce qui était anglais: la politique, les institutions, la mode, la cuisine, le commerce et le sport fournissent le plus fort contingent d'anglicismes. Curieusement, les censeurs linguistiques de l'époque ne s'élevèrent que contre les provincialismes et les mots populaires qui pénétraient dans le français; ils croyaient que la langue se corrompait au contact des gens du peuple.
6 La «gallomanie» dans l'Europe aristocratique Le français, qui va devenir avec la Révolution la «langue de la nation», n'était encore que la langue du roi, c'est-à-dire celle des classes privilégiées et riches. Cette variété de français ne touchait pas seulement l'élite de France: elle avait saisi l'ensemble de l'Europe aristocratique. Toutes les cours d'Europe utilisaient le français: près de 25 ةtats, de la Turquie au Portugal, en pas par la Russie, la Serbie et le Monténégro, la Norvège, la Pologne et, bien sûr, l'Angleterre. Le français restait la langue diplomatique universelle (de l'Europe) et celle qu'on utilisait dans les traités internationaux. Le personnage le plus prestigieux de toute l’Europe, Frédéric II de Prusse, écrivait et s’exprimait en français: toutes les cours l'imitaient.
Au XVIIIe siècle, un aristocrate qui se respectait se devait de parler le français et c'était presque une honte que de l'igrer. Par exemple, Gustave III de Suède (1784-1878)était très francophile et entretenait des relations privilégiées avec la France (du moins jusqu'à la Révolution française de 1789). Connais mieux le français que le suédois, il lisait dans leur version originale française les philosophes des Lumières. L'étiquette de la cour de Suède était une transposition de celle de Versailles, et on s'y habillait à la française. Frédéric II de Prusse et Catherine II de Russie fondèrent des académies dans leur pays sur le modèle de l'Académie française. En Suisse, le français avait pris de l'expansion et avait commencé à être reconnu à partir de 1738. Ce fut aussi le cas en Belgique, tamment en Wallonie et surtout après 1750 alors que Bruxelles délaissa le néerlandais au profit du français.
Ce sont les Anglais qui ont inventé le mot
gallomanie – du latin
Gallus («Gaulois») et
manie, ce qui signifie«tendance à admirer aveuglément tout ce qui est français» – pour identifier cette mode qui avait saisi l'Europe aristocratique.
Voltaire explique ainsi l'universalité du français en son temps, en se fondant sur les qualités internes du français:
La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens.
Cette question de l'universalité de la langue française fit même l'objet d'un concours organisé par l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, auquel
Antoine de Rivarol (1753-1801) prit part; son
Discours sur l'universalité de la langue française (1783) fut couronné,
ex-equo avec l'Allemand
Johann Christoph Schwab, un professeur à l'Académie de Stuttgart, que l'histoire a rapidement oublié. Rivarol avait déclaré tamment que «ce qui n'est pas clair n'est pas français; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin». Il précise ainsi ce qu'il croyait être les causes de l'universalité du français:
Mais cette horable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans tre Europe, offre pourtant un grand problème. Elle tient à des causes si délicates et si puises à la fois que, pour les démêler, il s'agit de montrer jusqu'à quel point la position de la France, sa constitution politique, l'influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitants, et l'opinion qu'elle a su donner d'elle au reste du monde, jusqu'à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s'unir pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse.
Aujourd'hui, il us apparaît que la position de Rivarol était tout à fait simpliste et réductrice, dans la mesure où l'universalité de la langue française serait due à son «génie», à la Constitution de la France ou son climat... Mais Rivarol a gagné le concours quand même! Les milieux aristocratiques et lettrés de l'Europe avaient appuyé Rivarol. Or, ce discours se voulait une tentative de stopper l'anglais. De plus, Rivarol ne distinguait guère le français comme «langue véhiculaire», «langue maternelle» ou «langue seconde»; on ne sait donc pas de quel français il parlait. Aujourd'hui, on donnerait sans doute raison à son concurrent, Johann Christoph Schwab, lui qui croyait plutôt que la suprématie du français était due surtout aux conditions politiques, écomiques ou militaires, n à des causes intrinsèques à la langue elle-même.
D'ailleurs, plusieurs contemporains de Rivarol ne se sont pas gênés pour critiquer le
Discours sur l'universalité de la langue française. Par exemple, l'Allemand
Peter Villaume, cité dans
Le Mercure de France d'août 1785, affirmait que le français était plutôt une langue «timide, lourde et peu abondante». Il croyait même que «ce n'est pas par elle-même que la langue française a obtenu l'universalité dont elle jouit». Quant à
ةtienne Mayet, il considérait que le français était inférieur à l'allemand et qu'il était une langue pleine de bizarreries dans son orthographe et sa pronciation: «Il n'y a peut-être point de langue qui présente plus d'irrégularités et de bizarreries dans la syntaxe d'usage que la langue française» (cité dans
Le Mercure de France d'août 1785). De tels points de vue sur les langues sont éminemment relatives, mais les esprits critiques considéraient plutôt que le dynamisme politique, écomique et militaire de la France avait contribué à la valorisation du français. La politique très agressive de Louis XIV était souvent évoquée comme un élément indiscutable.
7 Le début de l'anglomanie Au même moment, donc à partir des années 1740, la France vivait une période d'anglomanie. L'avènement du parlementarisme anglais suscitait beaucoup d'intérêt en France encore aux prises avec la monarchie absolue. Des «philosophes» français, tels Montesquieu (1669-1755) et Voltaire (1694-1778), se rendaient en Angleterre et revenaient dans leur pays en propageant de uveaux mots. C'est à cette époque que le français emprunta de l'anglais les mots
motion,
vote,
session,
jury,
pair,
budget (< ancien français:
bougette «petit sac»),
verdict,
veto,
contredanse (< country-dance),
partenaire (< partner),
paquebot (< packet-boat),
rosbif,
gigue, etc. La 5e édition du
Dictionnaire de l'Académie française, qui sera publiée en 1798, alors que l'Académie était dissoute depuis le 8 août 1793 par la Convention nationale, faisait figurer une soixantaine de uveaux emprunts à l'anglais.
Déjà, l'anglais avait commencé à concurrencer le français comme langue véhiculaire. Après 1763, la perte du Canada, de la Louisiane, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Dominique, de la Grenade, de Tobago, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et de Pondichéry, la France n'intervint à peu près plus en Europe. La chute de la Nouvelle-France constituait la plus grande perte de l'histoire de France, qui finit par être écartée de la scène internationale au profit de la Grande-Bretagne, laquelle accrut sa richesse écomique et sa prépondérance grâce à la maîtrise des mers et à sa puissance commerciale.
Face à des personnalités de premier plan comme Frédéric II de Prusse, Marie-Thérèse d'Autriche, le premier ministre britannique William Pitt (dit le Second) et bientôt Catherine II de Russie, le roi Louis XV de France apparut d'autant plus faible qu'il était aux prises avec une grave crise religieuse, parlementaire et financière, sans oublier les errements de Mme de Pompadour.
Dans ces conditions, le français ne pouvait prendre que du recul, d'abord en Amérique, puis en Europe et ailleurs dans le monde. Certes, le français continuera d'être utilisé au Canada et en Louisiane, mais il régressera sans cesse au profit de l'anglais. Au milieu du XVIIIe siècle, l'anglomanie commençait en Europe et allait reléguer le français en seconde place.
Nous savons aujourd'hui que l'expansion d'une langue n'a rien à voir avec ses qualités internes; les arguments de Rivarol ne résisteraient pas à l'analyse en ce début du XXIe siècle. La position du français au XVIIe siècle fascinait bien des esprits régnants et exerçait encore au XVIIIe siècle une séduction certaine. Le latin étant tombé en désuétude, le français l'avait remplacé comme langue de vulgarisation scientifique. Aucune autre langue ne pouvait rivaliser avec le français pour la quantité et la qualité des publications, traductions ou journaux. Non seulement le français servit comme instrument de communication international en Europe, au surplus rmalisé et codifié, mais il constitua également un moyen d'identification pour les gens instruits. Connaître le français, c'était faire preuve de son appartenance au cosmopolitisme de son temps et, par le fait même, de son rang. Ce n'est pas un hasard si plusieurs «pères de l'Indépendance» américaine, dont Benjamin Franklin, John Adams, Thomas Jefferson, Robert Livingston, etc., seront des francophiles bilingues ou polyglottes.
Durant encore de longues années, le sentiment de la perfection du français fera partie des idées largement répandues en France. Pour sa part,
John Adams(1735-1826), qui deviendra un jour président des ةtats-Unis, écrivait le 5 septembre 1780 dans une lettre au président du Congrès:
L'anglais est destiné, au cours du prochain siècles et des siècles suivants, à être plus généralement la langue du monde que le latin l'était en dernier ou le français à l'époque présente. La raison de cela est évidente, parce que la population croise en Amérique et ses relations et ses écrits universels avec toutes les nations auront pour effet, en cela facilité par l'influence de l'Angleterre dans le monde, qu'elle soit grande ou petite, d'imposer sa langue comme emploi généralisé, malgré tous les obstacles qui peuvent être jetés sur son chemin, s'il doit y en avoir.
En Europe, personne n'aurait pu croire que le «français de Louis XIV» serait un jour déclassé par l'anglais, mais John Adams, en 1780, avait vu juste au sujet de l'anglais en Amérique! Quoi qu'il en soit, cet idéal de perfection aristocratique prêté au français ne pouvait pas durer, car la réalité allait se charger de ramener le français à ce qu'il devait être: une langue parlée par de vraies personnes fai partie de la masse des Français (et de Canadiens), n par des aristocrates et des lettrés numériquement fort miritaires. Le français demeura, durant un certain temps encore, par-delà les nationalités, une
langue de classe à laquelle toute l'Europe aristocratique s'était identifiée. Cette société privilégiée restera figée de stupeur lorsque éclatera la Révolution française, qui mettra fin à l’
Europe francie